Les larmes d’Œdipe au Théâtre La Colline

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Distribution : 

Jérôme Billy, Charlotte Farcet, Patrick Le Mauff

A l’affiche : 

Jusqu’au 2 avril 2017

Lieu : 

Théâtre La Colline

58, boulevard Edgar Quinet

75014 PARIS

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Par Ingmar Bergmann pour Carré Or TV

« L’humain reste la réponse contre toutes les formes de terreur. »

 

Nous sommes au Théâtre National de la Colline, afin de voir le spectacle « Les larmes d’Œdipe », la nouvelle production de son directeur, le dramaturge Wajdi Mouawad, qui s’est librement inspiré de la pièce « Œdipe à Colone », de Sophocle.

Dans le théâtre de Wajdi Mouawad, la parole triomphe et la langue a le premier rôle, primant sur tous les autres aspects de la représentation – ce qui est suffisamment rare, de nos jours, pour mériter d’être signalé – même si la dimension esthétique est extrêmement recherchée et soignée, car la scénographie d’Emmanuel Clolus, les costumes d’Emmanuelle Thomas, les lumières de Sébastien Pirmet et l’environnement sonore de Jérôme Billy, Michael Jon Fink, Michel Maurer et Jérémie Morizeau, se détournant absolument du réalisme, nous entraînent dans une dimension extraordinairement onirique.

En outre, les grands panneaux mobiles qui articulent, entre eux, les espaces successifs, nous évoquent – volontairement ou non – les effets de matière des tableaux de Pierre Soulages.

Parfois encore, le décor ressemble à un fragment géant d’une harpe cyclopéenne, et l’ombre hiératique des personnages, projetée par la violente lumière crue – notamment celui d’Antigone – les métamorphose en de surprenants harpistes.

Les lumières, le plus souvent jaunes, oranges et rouges, nous évoquent le reflet des flammes d’une cité qui brûlerait – comme notre société qui semble sur le point de s’embraser et de disparaître.

« Nous sommes dans les ruines d’un ancien théâtre » – déclare le personnage du Coryphée, tel une provocante entrée en matière.

Parle-t-on alors du bâtiment dans lequel nous nous trouvons physiquement, et qui est effectivement tributaire d’une culture normée et ré-élaborée plusieurs fois au cours des siècles – ou parle-t-on plutôt de l’immatérielle représentation théâtrale dont, traditionnellement, les acteurs ne sont que l’incarnation passagère ?

Il s’agira des deux, sans doute – même s’il n’est pas exclu que le dramaturge Wajdi Mouawad nous incite surtout à envisager la cité comme le seul véritable théâtre qui soit – et non plus seulement comme sa métaphore cathartique et son viatique – mais, néanmoins : toujours comme l’essentiel moyen qui lui permet d’advenir et de prospérer.

Le titre et, surtout, les personnages « d’Œdipe », interprété par Patrick Le Mauff, et de sa fille « Antigone », interprétée par Charlotte Farcet, évoquent immédiatement la tragédie des anciens Grecs – tandis que le troisième personnage, celui du « Coryphée », interprété par Jérôme Billy, a, d’emblée, les pieds dans notre époque – ce qui, d’abord, nous surprend, jusqu’à ce que l’on comprenne que ses allusions ne sont pas d’amusants et savants anachronismes, mais bien plutôt que c’est la tragédie, qui est contemporaine de notre époque – car les personnages d’Œdipe et de sa fille Antigone aspirent à être universels – à moins que cela ne soit l’inverse : ce sont les personnages d’Œdipe et de sa fille Antigone qui seraient contemporains de notre époque, car la tragédie est universelle ?

La guerre est immédiatement évoquée, sans détour, par le Coryphée, et sous toutes ses formes connues – car la guerre n’appartient pas au passé : elle est parfois réelle, parfois totale, parfois civile, parfois économique, parfois métaphorique, parfois tout cela à la fois – et beaucoup plus encore – mais toujours contemporaine, et conduit nécessairement à la mort – avec ou sans gloire, peu importe : elle nous détruit.

Par conséquent, ainsi que nous le rappelle le personnage d’Œdipe : « Mourir et chanter sont deux verbes qui s’accordent bien. » Tant que nous connaîtrons la guerre, nous aurons besoin de chanter – mais comme l’humain aime chanter, est-ce à dire qu’il ne cessera jamais de faire la guerre, afin d’offrir toujours un prétexte à son chant ?

Opéra ou musique de chambre ?

 

Il est un lieu commun que cette idée selon laquelle la voix de l’interprète dramatique est un chant ; mais la voix de ténor du Coryphée nous évoque d’autres expériences théâtrales, étant parvenues, elles aussi, à éloigner la représentation du réalisme conventionnel – telles que, notamment, le spectacle « Trézène Mélodie », de Cécile Garcia-Fogel, inspirée par la « Phèdre » de Jean Racine, il y a tout juste vingt ans, au Théâtre de Sartrouville.

« Quand le soleil se couche,

certains ne savent pas qu’il se relèvera sans eux. »

 

La fumée qui envahit le plateau, autour du personnage d’Œdipe – allongé sur ce qui pourrait être un lit de camp – nous évoque ensuite l’ancienne tradition de l’incinération du général, mort héroïquement par les armes, en défendant sa patrie – à cet instant précis, la Scène envahit l’espace du Public ; et le Public est comme sur la Scène – le legs d’Œdipe est sans ambiguïté, puisqu’il appelle à la réconciliation avec nos amis – car, au soir de notre vie, on comprend la vanité des colères qu’on a eues, et on se remémore les instants décisifs de la tragédie :

« Rend la route » – a dit, à Œdipe, le serviteur de son père – « non car le vent me porte » – a répondu Œdipe, avant de le tuer, puis de tuer aussi son père, sans savoir qu’il s’agissait de son père. Dans l’antiquité de notre société, comme aujourd’hui, l’un des signes avant-coureurs de notre perte, est lorsque les fils sont dressés contre leurs pères, et se barrent mutuellement la route, qu’ils transforment alors en une double impasse.

Le lien, entre les générations, se rompt, et la transmission ne parvient plus, alors, à s’effectuer de manière apaisée, c’est à dire : dans le dialogue – car n’est-il pas vrai que, sans les mots, plus aucun dialogue n’est possible ?

Les jeunes gens doivent se remettre à écrire, afin de posséder leur propre parole, autant que leurs parents possédaient la leur – une gageure, puisque l’on démonte, chaque jour un peu plus, l’école de la République.

« Chanter c’est consoler »

 

 » Les enfants, comme les dieux, il ne faut rien exiger d’eux » – dit encore Œdipe : les dieux seraient-ils des enfants ? Les enfants seraient-ils des dieux ?

Dans ces conditions, peut-être les enfants, et ceux qui nous succéderont, sont-ils les seuls dieux auxquels notre société devrait accepter de sacrifier – plutôt que de nous acharner à vouloir continuer d’adorer secrètement les idoles mortifères que sont la crise, la corruption, le libéralisme et les mille autres maux qui constituent la sphinge contemporaine qui nous dévore tous, confisquant aux êtres humains de notre siècle leurs rêves, leurs espoirs, leur joie, leur vie.

Allongé sur un lit durant presque toute la durée de la représentation, Œdipe se lève pour mourir, écartant alors ce qui se dresse entre sa mort et lui. Visuellement, le moment de la mort d’Œdipe nous apparaît comme son retour métaphorique vers le vagin originel, tel l’homme minuscule se glissant à l’intérieur d’un vagin géant dans « Parle avec elle » de Pedro Almodovar.

La représentation commence dans un noir, total, complet et profond, ainsi qu’on nous en informe au préalable – jusqu’au moment où le Public est aveuglé, comme peut certainement l’être un non-voyant qui retrouve la vue.

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