Auto-Accusation au Théâtre Studio Alfortville

Artiste : 

Xavier Legrand

A l’affiche :

Jusqu’au 27 janvier 2018

Lieu :

Théâtre Studio Alfortville

16, rue Marcelin Berthelot

94140 ALFORTVILLE

Réservation en ligne
Réservation en ligne
auto-accusation

Par Ingmar Bergmann pour Carré Or TV

Les gens déraisonnables ont disparu

 

Pourquoi sommes-nous subjugués par le spectacle « Auto-critique » du dramaturge Peter Handke, actuellement à l’affiche au Théâtre-Studio d’Alfortville (direction Christian Benedetti) ?

Sur un plateau à la scénographie dépouillée à l’extrême, l’acteur Xavier Legrand se promène et nous promène, suivant un itinéraire sans effets superflus et d’une sobriété sans faille, allant à l’encontre de tout réalisme et de tous les traditionnels codes de la représentation théâtrale auxquels nous sommes habitués car, ici, on ne nous représente rien, ou si peu.

En effet, il n’y a presque rien à regarder ni même à imaginer en termes de lieux ou de situations dramatiques, hormis ceux qui nous sont inspirés par les projections de notre propre esprit, dérangé autant que stimulé par ce qu’il entend, car tout le spectacle est dans la parole ou, plutôt : car toute la parole est spectacle, malgré le paradoxe du fait qu’elle ne soit, en rien, « spectaculaire » (ou ce que nous appelons ainsi).

Autrement dit, le non-théâtre voulu, ici, par le dramaturge autrichien Peter Handke, est de l’ordre de l’inventaire, interminable et qu’on voudrait pourtant ne voir jamais se terminer, et s’exprime, via la voix claire, nette, précise et incisive de l’acteur, comme une sorte d’incantation inépuisable.

On pourrait se lasser de sa nature volontairement redondante et répétitive ; pourtant, nous sommes à mille lieues d’entendre une ennuyeuse litanie car, par son formidable pouvoir suggestif, elle nous plonge littéralement dans un état de fascination presque hypnotique.

La salle est silencieuse et l’assemblée des Spectateurs est dans un état proche du recueillement, car cette singulière catharsis est aussi une cérémonie, et l’acteur devient un célébrant.

La recette paraît facile et sans-doute l’est-elle, effectivement, de la part de l’auteur, du moins à nos yeux contemporains, puisqu’il ne s’agit que d’égrainer, inlassablement et comme un chapelet bien peu catholique, la liste de tous nos manquements, qui ne pourra jamais atteindre l’exhaustivité ; pourtant, grâce à son inépuisable et perpétuel renouvellement, qui captive nos oreilles aussi bien qu’un mouvement mécanique ou que la rythmique d’une étrange musique, on sort du théâtre en se disant : j’en veux encore.

Pendant plus d’une heure, l’acteur, car il n’y a pas de « personnage » à proprement parler, s’accuse lui-même et de manière indiscutablement implacable, de toutes les fautes que la société pourrait lui reprocher, si elle avait seulement connaissance de ses agissements d’individu, puisqu’il reconnaît avoir passé son temps à en bafouer toutes les règles.

Avec une telle somme de méfaits avoués, on se demandera même ce qui nous empêche encore de le condamner à mort.

Pourtant, même si « l’auto-accusation » ne peut jamais s’affranchir complètement de la complaisance d’une confession, ainsi que nous devons à Jean-Jacques Rousseau de nous l’avoir appris, nous nous reconnaissons tous dans les griefs avec lesquels il s’accable volontairement, des plus anodins aux plus graves, éventuellement de manière métaphorique, voire : par omission, quand ce n’est pas par complicité pure et simple.

Puisque ce texte, rendu public en 1966, est une provocation, on hésiterait presque, même, parfois, à quitter la docilité de notre condition de Spectateur supposément averti, convenable et convenue depuis des siècles, afin de se lever, quitter sa place, descendre sur le Plateau, insulter l’acteur et lui cracher au visage, pour interrompre, de façon absolument irrévérencieuse, le bon déroulement de la représentation, outrageant le Public, médusé, afin de le délivrer de sa torpeur, au contraire de tout l’enseignement qu’on nous inculque à tous, depuis l’enfance.

Pourtant, ici, personne ne se redresse ni ne s’insurge, signe que le théâtre n’est plus, aujourd’hui encore moins qu’en 1966, fréquenté que par des gens raisonnables et bien élevés qui font honneur à la bonne éducation qu’ils ont reçue de leurs parents, du moins : en apparence ; hélas, nous savons que les apparences ont toujours l’avantage, car le reflet de la réalité nous tranquillise autant, sinon plus, que la réalité.

Le respect que l’on doit aux règles et le respect qu’on leur accorde effectivement, sont bien différents ; aucun sociologue ne l’ignore.

Pourtant, ce texte de Peter Handke nous amène à comprendre beaucoup sur nous et, notamment, sur le fait que, peut-être, en dépit de tous les beaux discours que nous entendons et proférons perpétuellement, nous passons plus de temps à bafouer qu’à respecter les règles qui concourent à l’harmonie entre les êtres humains, nécessaire mais, ô combien, relative !

Peter Handke nous ouvre les yeux sur la relativité de notre culture humaine, qui est aussi un paradoxe infini.

Finalement et contre toute attente, en sortant de la représentation, on sera tenté de se demander si ce n’est pas justement le fait-même d’édicter des règles afin de pouvoir les bafouer toutes, ensuite, qui tient la société.

Devant nous, grâce à l’élégante mise-en-scène de Félicité Chaton, Xavier Legrand met sa puissance d’acteur au service de la puissance de Peter Handke.

C’est une puissance sans effets, tranquille et douce, anti-démonstrative, presque non-spectaculaire et, pourtant, le spectacle est.

Déroutant.

Tel un nouveau Prométhée, Peter Handke donne la subversivité à l’être humain.

L’être humain saura-t-il se l’approprier ?

Laisser une réponse

Votre adresse email ne sera pas publiéeLes champs requis sont surlignés *

*