L’affaire Courteline au Théâtre le Lucernaire

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Artistes : 

Isabelle de Botton, Salomé Villiers ou Raphaëlle Lemann, Étienne Launay, Pierre Hélie, Philippe Perrussel, Bertrand Mounier ou François Nambot

A l’affiche :

Jusqu’au 6 mai 2018

Lieu :

Théâtre le Lucernaire

53, rue Notre Dame des Champs

75006 PARIS

Réservation en ligne
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Par Ingmar Bergmann pour Carré Or TV

« Amusez-vous,

foutez-vous d’tout ! « 

 

Actuellement à l’affiche au Théâtre du Lucernaire (direction Benoît Lavigne), et après neuf ans d’expérience, la compagnie La Boîte aux Lettres (une « Boîte » pour réunir des talents de multiples horizons ; des « Lettres » pour mettre en avant les textes classiques) nous offre un moment réjouissant dont on aurait tort de se priver, réunissant, avec beaucoup d’inspiration et de légèreté, sept pièces courtes de Georges Courteline. Un seul regret : ce spectacle est trop court…

En attendant de courir au théâtre, en famille et entre amis, pour connaître l’un de ces moments de grâce dont on ne se lasse pas, nous avons eu la chance de rencontrer, pour vous, Bertrand Mounier et François Nambot, qui sont respectivement le metteur-en-scène et son collaborateur artistique dans l’aventure, un duo de choc, passionné, qui s’est prêté au jeu des questions sans craindre de nous contaminer avec son enthousiasme.

Comment passe-t-on du théâtre de Marivaux à celui de Courteline ?

Bertrand Mounier : On n’y « passe pas » !

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« Un vent de folie souffle au Lucernaire »

 

Qu’est-ce qui fait que : « tiens, on a fait Marivaux, alors, maintenant… Courteline » ?

Bertrand Mounier : « Le jeu de l’amour et du hasard » de Marivaux (1730, ndlr.) a été l’un des premiers spectacles de la Compagnie à rencontrer un vrai succès, autant au Festival d’Avignon qu’en tournée, si bien qu’il était question d’une reprogrammation de ce spectacle au Théâtre du Lucernaire et, encore, de beaucoup d’autres dates en tournée. Finalement, le Théâtre du Lucernaire est revenu vers nous assez vite, en nous disant : « écoutez, il nous faut autre-chose » et ça faisait un moment que j’avais eu l’idée de m’orienter plutôt vers le répertoire du théâtre d’Eugène Labiche, Georges Feydeau, Georges Courteline. En tant que metteur-en-scène, j’avais pensé à Labiche, au début. Le problème, avec le théâtre de Labiche, c’est que ses pièces sont très longues et contiennent énormément de personnages. Dans un premier temps, j’avais travaillé sur « Les chemins de fer » (1867, ndlr.), où j’avais réussi à réduire la distribution à douze personnages et à faire en sorte que tous les personnages soient doublés, mais la scène de fin perdait énormément d’efficacité puisque ce qui est appréciable, dans ce théâtre-là, c’est justement le fait qu’on ait les quatorze personnages qui arrivent tous ensemble, à la fin. Très vite, l’acteur Philippe Perrussel m’a soumis les pièces courtes de Labiche et, en faisant mes recherches, je suis parti sur le théâtre de Courteline. J’ai commencé à trouver vraiment des choses en or, notamment la pièce qui s’appelle « L’affaire Champignon » (1899, ndlr.), que je trouve assez grinçante et presqu’encore plus noire que le théâtre de Labiche et, assez vite, je me suis dit : « ça colle avec le travail que nous faisons avec la Compagnie », c’est-à-dire ce qu’on appelle, aujourd’hui, le « classique revisité » et, quand j’ai commencé à faire le montage du texte, j’ai vu, en plus, que j’arrivais à faire jouer tous les gens de la Troupe, tous les gens de l’Equipe du Marivaux, donc je me suis dit : « c’est super, c’est comme ça que ça marche ! » J’ai mis un certain temps à faire le montage du texte et, quand on a eu trouvé la bonne solution, avec Philippe Perrussel qui m’a aidé sur ce travail, on en a fait plusieurs lectures, dont une au Théâtre du Lucernaire, et on a constaté que c’était bien dans la veine et de la Compagnie, et dans ce que le Théâtre du Lucernaire recherchait et demandait à notre Compagnie. On s’empare d’un texte classique, qu’on réactualise dans les intentions, et dans un parler franc. Après, nous n’allons pas nous orienter que dans cette seule direction, car ce n’est pas le désir de la Compagnie (François Nambot, Salomé Villiers et Bertrand Mounier). Ça s’est un peu imposé comme ça, en se disant : « on reste dans la même veine, mais avec quelque-chose de différent. » Il y a toujours, aussi, un fond assez critique d’une société. Il est très important, pour nous, qu’on ne parle pas de quelque-chose qui, sûrement, pour les gens, paraît « daté » alors qu’en fait, ce quelque-chose parle complétement d’aujourd’hui aussi.

Dans votre spectacle, les thèmes du ménage, de la tromperie, de l’infidélité, etc. qui sont réputés être, par excellence, les thèmes du théâtre bourgeois du dix-neuvième siècle, sont très présents. Aujourd’hui, est-ce qu’on peut dire qu’ils existeraient toujours, mais autrement ?

Bertrand Mounier : Eric Assous, par exemple, est encore écrivain de ça. Quand le metteur-en-scène Jean-Luc Moreau lui demande d’écrire quelque-chose sur le thème du couple, et qu’on voit sa pièce « L’illusion conjugale » (2009, ndlr.), c’est exactement ça, c’est aussi la tromperie. Il y a encore quelque-chose de très actuel, dans ce thème. Après, je ne voulais pas non plus parler que du ménage, c’est pour ça qu’il y a aussi tout ce que j’amène autour des thèmes de l’entreprise, de la société, du rapport patron-employé, et du rapport familial, aussi, qui est très fort, même s’il est moins représenté ici, mais seulement avec la première pièce « Sigismond » (1901, ndlr.). Je voulais vraiment m’attarder sur les trois grands thèmes de prédilection de Courteline, qui sont, donc : le ménage, les employés, et le judiciaire, à la fin.

Est-ce que vous pensez que Courteline est un auteur cruel ?

Bertrand Mounier : Quand on entend ce qui a pu se dire, déjà, de l’homme « Courteline », qui vivait sous l’admiration de son père, Jules Moinaux (écrivain et humoriste français, dramaturge, chroniqueur et librettiste, ndlr.), qui écrivait énormément de satires et qui avait remporté un très franc succès, déjà, il s’est placé au-dessous de quelqu’un. Pour cette raison, je pense qu’il y a déjà une vision un peu désenchantée et de la société, et du rapport humain. Il a été avec une femme qui ne l’a pas forcément aimé, une vraie cocotte, et on le décrit beaucoup comme un petit homme, un peu rabougri, assez noir. Quand on voit, par exemple, qu’il décrit autant les bourgeois que la société la plus humble, on comprend qu’il avait une vue globale qui, je crois, n’étais pas très, très, très positive, donc je ne sais pas s’il est « cruel », mais je dirais qu’il a quelque-chose de profondément désenchanté. Après, oui, son écriture, est cruelle ; quant à lui, je ne sais pas. Je dirais qu’il est plus désenchanté, et que c’est son écriture, qui est cruelle. C’est une écriture dure et, je pense, très mordante. Courteline doit avoir quelque-chose de l’ordre d’une cruauté. Pourtant, il paraît qu’il aimait mieux ses petits personnages, que quand il a écrit des choses un peu plus bourgeoises, car il arrivait mieux, humainement, à les justifier, quelque part : ce sont des gens qui triment tellement qu’à un moment, il y a forcément un individualisme, une envie de tout faire pour s’en sortir et donc, forcément, il y a des espèces de travers qui sortent, qui sont inévitables, dans des milieux où c’est celui qui aura la mâchoire la plus forte et la plus carnassière, acérée, pour aller au bout, qui s’en sortira et pourra vivre un peu convenablement.

Pour vous, par exemple, c’est ce qui fait « l’actualité » du théâtre de Courteline, parce qu’il évoque peut-être l’individualisme de notre société ?

Bertrand Mounier : « L’individualisme naissant » ? C’est drôle, parce qu’un journaliste m’a posé cette question : « et au niveau d’un individualisme naissant ? » et j’ai rebondi en disant : « mais je ne pense pas qu’il soit « naissant ! » Il y a eu des périodes de l’histoire où, effectivement, cet individualisme s’effaçait (et, hélas, je pense que c’était les temps de guerre, du coup on oublie un peu tout ça), et on avait la conscience d’une collectivité mais, aujourd’hui, je crois qu’il y a quelque-chose, à nouveau où, de toute façon, une gloire n’est que personnelle. Au niveau de l’actualité, pour moi, ça résonne avec plein de choses : par exemple la pièce « Monsieur Badin » (1897, ndlr.), c’est aussi : est-ce qu’on peut parler de phobie administrative ? Il y a aussi des textes qui sont très misogynes, nous permettant de nous interroger sur toutes les idées de « parité » d’aujourd’hui et sur la place de la femme : est-ce qu’elle n’était peut-être pas plus libre en cachant tout ça et, du coup, en n’ayant pas à justifier tout ça ? Il y a une misogynie. Pourtant, Courteline tape sur tout le monde : les maris cocus, les employés qui ne viennent pas au bureau : tout le monde en prend pour son grade.

Dans un style particulier, peut-être, est-ce qu’on pourrait dire que Courteline est une sorte de Kafka français du tournant entre les dix-neuf et vingtième siècles, par exemple pour tout ce qui est relatif à la question de l’Administration ?

Bertrand Mounier : Oui, je pense.

Par exemple ; ce n’est qu’une théorie !

François Nambot : Oui, ça se retrouve dans le thème de la justice, aussi. Dans le traitement de la fin de « L’affaire Champignon », la justice devient folle parce que, déjà, les gens qu’elle veut juger, partent, eux-mêmes, un peu loin et, du coup, on en voit toute la caricature. Il y a de vrais échos kafkaïens, je suis assez d’accord.

Bertrand Mounier : En plus, il y a toute cette histoire de la justice, qui n’est pas appropriée réellement à certains cas, et qui en vient, du coup, à juger des choses complétement futiles mais, en même temps, il faut qu’elle soit présente pour, justement, cadrer un peut tout ça. Qu’est-ce que c’est qu’être un être humain face à la justice ? et l’inverse : est-ce qu’un être humain peut juger quelqu’un d’autre ?

Est-ce que les petites gens qui sont décrites par Courteline sont les successeurs des serviteurs des pièces de Marivaux ?

Bertrand Mounier : Les « successeurs », non, je ne pense pas. Quand on a travaillé les scènes, il y a un moment, notamment dans « Le Madère » (1922, ndlr.), on a voulu partir sur quelque-chose de très sincère et, quand j’ai demandé aux acteurs de jouer vraiment la gravité de la situation, tout-à-coup il y avait quelque-chose de l’ordre de Zola, très fort, qui ressortait. Le thème de la question ouvrière, aussi, m’a énormément fait penser au personnage de Gervaise Macquart (in : « L’Assommoir », 1876, ndlr.) ou, encore, à ces femmes qui travaillent dans les maisons closes, aussi. Je trouve qu’il y avait quelque-chose de l’ordre du témoignage. Courteline, c’est plus Zola, pour moi. Chez Marivaux, il y a encore une sorte d’enrobage qui fait que le personnage reste avec quelque-chose de non pas « poétique », mais presque. Chez Courteline, on est vraiment axé sur les travers de chacun. C’est ça, qui est très difficile, d’ailleurs, à jouer. Il ne faut pas non plus trop jouer les travers en question, sinon on condamne nos personnages, et il ne faut pas les condamner. Chez Marivaux, on peut trouver quelque-chose de profondément humain et beau, encore, chez chacun des personnages. Parfois, chez Courteline, c’est très dur, de l’affirmer, ça peut être tellement odieux ! Il ne faut jamais passer la barrière, et en faire des monstres, parce que, d’un coup, on n’est plus du tout dans l’empathie et, du coup, on regarde ça avec quelque-chose d’un peu extérieur, en se disant : « oui, bah, ils sont odieux ». Je pense qu’il n’y a pas que ça.

François Nambot : A l’endroit où Marivaux s’interroge sur le rôle social, la place sociale qui nous a été donnée, et la façon d’en bouger, de s’en élever pour accéder à une autre etc., Courteline fait une peinture sociale, mais qui ne se permet pas de proposer une solution. Marivaux essaie des choses, avec « Le jeu de l’amour et du hasard », avec « L’île des esclaves » (1725, ndlr.), avec les inversions sociales. De son côté, Courteline propose vraiment une peinture du siècle.

Bertrand Mounier : Je suis assez d’accord, mais Marivaux ne propose pas vraiment de solution : il montre quelque-chose.

François Nambot : Il ne propose pas vraiment de solution ; en tout cas, il propose le jeu, il interroge.

Bertrand Mounier : Oui, c’est ça : Courteline constate, en fait.

François Nambot : Alors que Marivaux interroge par le jeu.

Bertrand Mounier : Je ne sais pas si Marivaux trouve des solutions ; parce qu’il n’en trouve pas vraiment…

FN : Non, parce qu’à la fin, il rétablit toujours les choses.

Marivaux serait plus un moraliste, en fait, et Courteline un critique un peu scientifique ?

Bertrand Mounier : Marivaux n’est jamais moraliste, parce qu’il ne dit pas ce qui est bien et ce qui n’est pas bien. Il ne le dit pas vraiment. Il nous attire, sûrement, légèrement, vers sa pensée, qui est sa pensée plus « des Lumières », plus humaniste. Je pense que l’époque fait beaucoup : pour que son théâtre puisse se jouer, il ne pouvait pas faire comme, plus tard, à l’époque de Courteline : « vlan, prenez tout dans la figure ! » Courteline, c’est très assumé, et il le dit : « moi, je vous pose la nature humaine, ce que j’en pense, et voilà. » De son côté, Marivaux est plus sucré, il enrobe un peu plus, il « met le papier d’emballage », avec. Un joli emballage.

François Nambot : Alors que Courteline donne juste la boîte en carton, et nous dit : « débrouillez-vous avec ça. »

Disons, en résumant très grossièrement, que les petites gens décrites par Marivaux auraient plutôt été imaginées pour être vues par un public aristocratique, tandis que les petites gens décrites par Courteline, auraient été faites pour êtres vues par les petites gens, elles-aussi ?

Bertrand Mounier : Oui, sûrement. C’est très drôle, parce qu’après sa disparition, Courteline est un auteur qui est tombé complétement en désuétude, parce qu’on disait de lui qu’il était un « sous-Feydeau », un « sous-Labiche », etc. C’est seulement parce qu’on a inscrit tous ces auteurs dans le même courant, qui est notamment le courant du vaudeville, mais ils sont très différents. Chez Courteline, il y a quelque-chose de cruel, qui est très assumé. Chez Feydeau, c’est beaucoup plus joyeux, ce sont des personnages qui ne jouent pas forcément leur vie. Chez Courteline, il y en a certains qui jouent vraiment leur vie, parce qu’il faut s’en sortir, « parce que sinon ou je vais être en prison, ou je vais être à la rue, ou je vais être… » alors que chez Feydeau, il y a quelque-chose de plus fleuri, de plus anecdotique, aussi, sûrement. Quand les gens disent : « oui… moi… j’aime mieux Feydeau… » j’ai envie de leur dire que ce n’est pas du tout le même chose. Chez Feydeau, on va pouvoir rire, rire, rire. Chez Courteline, on rit, mais il y a toujours quelque-chose qui nous fait nous dire : « on rit de… oh… Oh, ça ne va pas jusque là, quand-même ! » Il y a un rire jaune, il y a un rire de résistance, il y a aussi : « être bien content que ça arrive aux autres et pas à nous ». Chez Feydeau, c’est une réaction, c’est un a-parté adressé au Public. Initialement, on avait travaillé le texte en adressant les a-partés directement au Public mais, chez Courteline, ça marche moins bien, parce que sortir de la situation fait que, d’un coup, si le personnage se juge, c’est fichu. Si le personnage juge la situation dans laquelle il est, c’est fichu. Le personnage, chez Courteline, est à fond dans la situation, et il va tout faire, trouver le pire des prétextes, aller chercher la chose la plus noire, en lui, quitte à devenir monstrueux, mais pour s’en sortir. Chez Feydeau, je ne pense pas qu’il y ait ça ; et c’est toujours dans une certaine fraîcheur, aussi.

Je ne connais pas assez bien Feydeau pour en parler ; mais est-ce qu’on chante autant, chez Courteline, que chez Feydeau ?

Bertrand Mounier : Les chansons du spectacle ne sont pas du tout l’œuvre de Courteline.

Est-ce que je confonds avec Labiche ?

Bertrand Mounier : Chez Labiche, on chante beaucoup, énormément. Chez Courteline, beaucoup moins. Eventuellement, il y a les chœurs de « Sigismond », qui peuvent êtres chantés, même s’ils n’ont pas été écrits pour l’être. Chez Labiche, évidemment, il y a « La station Champbeaudet » (1862, ndlr.), où tout est très chanté, ce qui est voulu. Chez Feydeau, il y a « Les fiancés de Loches » (1888, ndlr.), et ça apporte quelque-chose de très lumineux, justement. Quand j’ai fait le travail de montage, déjà, je partais sur l’idée d’un théâtre musical, parce que j’aime bien ça. Quand j’ai lu le théâtre de Courteline, je me suis dit, assez vite : « il faut qu’on l’allume un peu, il faut qu’on l’éclaire un peu ». C’est pour ça que j’ai fait ce choix de chansons, qui sont autant des années quarante que des années cinquante, soit trente ou quarante ans après Courteline, mais qui, en fait, pour moi, se prêtaient plus à la situation dramatique qu’à être vraiment quelque-chose qui se rapproche de Courteline. Etant donné qu’on ne faisait pas une vraie pièce de Courteline, mais qu’on faisait plutôt une traversée de son théâtre, au moyen de ses pièces courtes, ouvrir la représentation par : « Amusez-vous, foutez-vous d’tout ! » voulait dire, aussi, aux gens : « lâchez tout, vous n’allez pas voir qu’une seule pièce, vous allez en voir plusieurs. Essayez aussi de lâcher tout ce que vous avez, dans la vie, et partez en voyage avec nous ! » Il y a aussi Colette Renard (« Les nuits d’une demoiselle », 1963, ndlr.) qui arrive à ce moment-là, avec ces deux femmes qui sont totalement ce qu’on pourrait appeler, aujourd’hui, des « desperate housewives », et qui s’ennuient, donc qui se créent des vies et des drames et dont, au bout du compte, on pourrait se dire qu’il s’agit de deux adolescentes qui se retrouvent comme pour une soirée-pyjama et qui, du coup, vont chanter, pleurer, boire un coup, rire, etc.

Ce qui est très amusant, c’est que l’une arrive en pleine tragédie parce que son mari la trompe vraisemblablement, et en fait, elle parle de tout, sauf du mari qui la trompe.

Bertrand Mounier : En effet, dans la pièce « Gros chagrins » (1897, ndlr.), on voit vraiment qu’il s’agit de deux femmes qui s’ennuyaient beaucoup. C’était du divertissement, toutes ces histoires. Il y a un pseudo snobisme, de façade, c’était des gens qui s’ennuyaient terriblement. Il faut qu’elles se créent une action dans leur vie, parce que qu’elles n’en ont pas.

C’est la tragédie des gens qui n’ont rien à faire…

Bertrand Mounier : C’est la tragédie de gens qui subissent complétement leur condition. Parce qu’elles subissent vraiment, elles ne peuvent pas faire autrement, de toute façon. Elles se retrouvent entre elles, elles ont leurs copines, mais la solution est de dramatiser les choses, de faire d’un grain de sable, un désert.

Pourquoi les chansons, pourquoi chanter autant, dans ce spectacle ?

Bertrand Mounier : Initialement, je voulais en mettre plus, et je suis finalement resté sur le fait qu’on est des comédiens, on n’est pas des chanteurs et c’est pour cette raison que que j’ai pris des chansons plus « d’interprétation » que de « grandes voix », car on n’a pas du tout la prétention d’être des « grandes voix », et c’est ce que je ne voulais pas. Le bonheur que j’ai, c’est d’avoir pris Isabelle de Botton dans cette Equipe, qui est quelqu’un d’assez formidable et très généreux. On était très content qu’elle rejoigne la Boîte aux lettres, quand je lui ai fait lire le texte. Je trouve qu’elle a une capacité d’interprétation des chansons, qui est très drôle et très personnelle et la musique est quelque-chose qui réunit les gens. Je trouvais que c’était des bons points, de dire « allez, on reste encore ensemble ». Des bons points de joie, aussi, avec quelque-chose d’assez drôle mais qui va dans l’univers un petit peu « cra-cra » de Courteline, par exemple avec ce moment où Etienne Launay interprète la chanson « Je ne suis pas bien portant » (Gaston Ouvrard, 1932, ndlr.). J’ai trouvé qu’il y avait un truc qui collait exactement à « Monsieur Badin », et j’avais aussi envie du petit côté « performance », qui m’intéressait beaucoup, puisque c’est quand-même chouette, de faire ça quand on n’est pas chanteur. Je trouvais que ça faisait un beau tout. Il y a aussi l’idée, dont on a énormément discuté ensemble, de voir quel est le modèle de ce qui se passe à l’époque. Il y avait beaucoup de cabarets, de music-hall. J’ai voulu rendre ce côté « cabaret », ce côte « music-hall », ce côte légèrement « époque », dans ce spectacle-là. Par exemple, c’est aussi le travail qu’on a fait, sur les lumières, qu’on a créées tous les deux, François et moi : avec les lumières, on ne voulait pas du tout être dans le réalisme. On voulait quelque-chose de coloré, de très franc, à la façon « cabaret », avec ce halo, des poursuites, les douches, qu’il y ait un côté très « cabaret » qui était vraiment un mode très populaire, à l’époque. C’est pour ça qu’on est parti vers la chanson. Les messieurs vont au cabaret pour rencontrer des putes, des filles de joie, des chanteuses, et c’était vraiment « la » sortie, aussi. A un moment donné, dans « Gros chagrins », les filles en parlent : « De qui est la lettre ? – Rose Luceron, du Parisiana ! » L’évocation du cabaret, avec notre parti-pris scénographique, permet de faire surgir le lieu où on pouvait traverser l’univers de tout ce qu’on voyait dans la rue de cette époque.

François Nambot : Ça rejoint le procédé de mise-en-scène qui n’est pas réaliste mais très brechtien, dans l’idée que tout est fait à la vue du Public : les comédiens sont là tout le temps, ne sortent pas, se changent à vue, les accessoires sont là. La lumière aussi, forcément, est stylisée, à chaque endroit, à chaque saynète, pour accompagner ce procédé-là.

Bertrand Mounier : L’idée du huis clos, et qu’on voie les gens travailler, m’intéresse beaucoup.

François Nambot : Tu les vois rentrer en scène, rentrer dans l’espace de jeu, en sortir…

Bertrand Mounier : Ça, on ne l’aurait pas fait sur une pièce longue. Ça n’aurait pas marché. Sur la pièce courte, c’est l’évidence : on a envie qu’ils soient tous là, avec la récurrence sonore de cette cloche de ring, qui rythme la représentation. C’est toujours soit des duos soit des duels, il y a quand-même cette idée de petits combats de boxe, de petits combats de coqs, aussi.

Pourquoi cette Equipe ? Pourquoi ces gens-là ?

Bertrand Mounier : C’est d’abord le bonheur de retravailler avec tous ces gens que j’aime énormément, c’est ce qu’on appelle « la famille théâtrale ». On s’est tous rencontrés au Conservatoire du Onzième, on était élèves chez Philippe Perrussel, qui joue les personnages du « Directeur » dans « Monsieur Badin », du « Président » dans « L’affaire Champignon » et de « Monsieur Prout » dans « Vieux ménage » et, il y a quelques années, quand Salomé Villiers nous a proposé « Le jeu de l’amour et du hasard » de Marivaux, il y a eu une telle évidence, entre nous, de direction, de vocabulaire ! C’est à dire qu’on comprenait tout, on vient de la même école. Sans le vouloir, nous avons un enseignement qui ressemblerait plutôt à celui de Jean-Laurent Cochet, qui a formé Philippe Perrussel, et Isabelle de Botton a été l’assistante de Jean-Laurent Cochet et a eu Philippe Perrussel en élève. Tout ça s’est fait de façon complétement naturelle. Avec Isabelle, c’est pareil, c’est venu très vite : dans les discussions, on se comprenait exactement : l’incarnation. Aujourd’hui, les conditions de production font qu’on a peu de temps, c’est pourquoi il faut être très efficace et pouvoir se parler très vite. Dans ma distribution, par exemple, c’était tout à fait évident de voir Etienne Launay dans les personnages de « Champignon » et de « Monsieur Badin », parce que je le connais, je sais sa truculence. C’était tout à fait évident, de voir Salomé Villiers et Raphaëlle Lehmann plutôt dans des rôles de jeunes femmes un peu fraîches. Il me manquait, du coup, ma femme plus âgée et, quand j’ai vu Isabelle de Botton en scène, je me suis-dit : « c’est elle ! Il y a une folie et, en même temps, une vraie sincérité du personnage ! » C’était assez naturel, avec l’envie de retravailler avec cette famille. Avec François, depuis le début, on a toujours travaillé ensemble et c’est assez rare, aujourd’hui, d’avoir des duos qui marchent, vraiment, aussi bien. Même si, parfois, on ne le dit pas de la même façon, on va toujours dans le même sens et, quand je lui ai parlé de la mise-en-scène, très vite, il l’a comprise et, pour moi, c’était très important qu’il soit avec moi. On a déjà monté deux spectacles ensemble et « L’affaire Courteline » est le troisième, et je sais que ces duos-là, il faut les préserver et en profiter, parce qu’ils sont assez rares.

Y a-t-il une tournée et d’autres lieux prévus, pour représenter ce spectacle-là ?

François Nambot : Le spectacle devra aller à Avignon en 2019. La tournée se décidera à ce moment-là.

Bertrand Mounier : Il y a aussi quelques petites entrées pour une programmation à la saison prochaine mais, au-delà de toutes ces considérations, je suis assez favorable à l’idée de retravailler toujours les choses. Ce spectacle reste une première version, et j’aime que les choses mûrissent avec le temps. On le voit beaucoup sur notre Marivaux qui, en deux ans, a énormément changé : l’incarnation est, d’un coup, tellement plus naturelle ! Ça fait partie de ces grands textes, et les grands textes, quand on les rejoue après les avoir posés, on a des fulgurances, des espèces de choses qui nous viennent, et on se dit : « ça y est, je viens de comprendre ! » Même, en jeu, ça arrive, et je trouve ça assez formidable. Je pense que ça fait du bien, sur des pièces comme ça, de laisser retourner un peu les choses et de les reprendre, après, et se dire : « ah ! »

Le théâtre se fait malgré nous, en fait, aussi !

Bertrand Mounier : Sûrement et, quand on est sur des productions comme ça, très rapides, très efficaces, on a la tête dedans, et c’est difficile d’avoir un peu de recul. Je pense que ces choses sont assez importantes, d’avoir travaillé quelques semaines, de laisser reposer, d’y revenir, donc je m’accorde tout à fait la possibilité de revoir des choses, même si je suis absolument ravi de cette forme et de mes comédiens, parce que c’est une équipe formidable, qui est très créative et force de propositions. Oui : je n’imaginais pas le faire avec d’autres gens.

Avec cette équipe « très créative et force de propositions », où pensez-vous que Courteline peut vous mener, ensuite, vers quels auteurs, vers quelles aventures, vers quels horizons ? Est-il prématuré d’en parler aujourd’hui ? Peut-être qu’il y a des envies, des fantasmes ou que Courteline vous a ouvert des perspectives que vous ne connaissiez pas auparavant ?

Bertrand Mounier : Personnellement, en tant que metteur-en-scène, je reste sur la grande envie de monter, un jour, un grand Feydeau.

Par exemple ?

Bertrand Mounier : Par exemple, j’aime beaucoup « L’Hôtel du Libre-Echange » (1894, ndlr.). Il y a aussi des pièces un peu plus courtes, comme « Le système Ribadier » (1892, ndlr.), que j’aime énormément. Aujourd’hui, j’ai envie que Courteline ait un avenir, évidemment, mais je suis plutôt un metteur-en-scène assez changeant. Je ne reste pas dans une même ligne longtemps. Ce que j’ai envie de monter, l’année prochaine, je pense que ce sera du contemporain.

C’est secret, pour l’instant ?

Bertrand Mounier : Pour l’instant, nous en sommes vraiment à l’embryon donc, oui, c’est secret. A un moment, aussi, je pense qu’il ne faut pas s’enterrer dans la ligne artistique de la Compagnie, dont on se dit : « c’est la compagnie qui fait les classiques revisités », etc. D’autant qu’en plus, le procédé peut s’épuiser. Il faut toujours avoir l’envie de faire ça, et mon envie, aujourd’hui, est plutôt d’aller voir vers des auteurs contemporains.

Des auteurs que vous connaissez déjà, ou des auteurs que vous aimeriez aider à faire surgir ?

Bertrand Mounier : Des auteurs que je connais, et qui me suivent depuis un moment. Ce sont des choses que j’ai beaucoup travaillées au Conservatoire du Onzième, et qui ont, dans l’écriture, quelque-chose d’assez efficace, un peu comme Courteline. Je crois que j’aime bien les choses assez efficaces ou, à l’inverse, puisque j’ai monté aussi « Yerma », de Federico Garcia-Llorca (1934, ndlr.) : les choses très poétiques, mais toujours les choses qui ont du fond. J’ai besoin de dire quelque-chose d’important pour moi, qui résonne.

Si je veux trouver quoi dire à mes parents, pour qu’ils viennent voir votre spectacle, qu’est-ce que je leur dis ?

Bertrand Mounier : Déjà, je pense qu’on rit. C’est un moment assez joyeux. La réflexion qu’on nous fait assez souvent, puisque je l’ai entendue, dans la bouche de plusieurs spectateurs : « c’est drôle, on y a repensé le lendemain » parce que, vraiment, je pense qu’on parle de nous, en fait. On parle des êtres humains, on parle de l’Homme. Ce n’est pas de la grande philosophie, mais il y a quelque-chose de très vrai et qui fait du bien. Après, il y a toujours cette idée de fraîcheur, mais je pense qu’il faut surtout leur dire : « allez voir Courteline parce que Courteline n’est pas aussi désuet qu’on le pense ».

François Nambot : C’est l’occasion de redécouvrir ou de découvrir un auteur qu’on ne connaît pas ou qu’on connaît parfois très mal, au sujet duquel on a beaucoup de préjugés, qu’on croit connaître mais dont on ne sait pas très bien ce qu’il nous raconte, ce qu’il nous décrit. C’est l’occasion. Vous leur direz ça !

Bertrand Mounier : On est très heureux d’être là.

François Nambot : C’est une Maison où on se sent bien, ici.

Bertrand Mounier : C’est un lieu absolument formidable, parce que privilégier autant des jeunes compagnies que des personnes vraiment très confirmées, que tout ça se mélange en loges, et qu’il y ait toujours la même exigence, c’est absolument chouette. On a toujours énormément de plaisir à venir, je sais qu’il y a des salles qui sont en train d’ouvrir avec ce même objectif, et je pense que c’est une bonne chose.

François Nambot : C’est une très bonne chose.

Bertrand Mounier : Oui, c’est très important. Il ne faut pas se concentrer uniquement sur la tête d’affiche, parce qu’il y a beaucoup de jeunes compagnies, aujourd’hui, qui ont beaucoup de choses à dire, et qui le font très, très bien.

3 plusieurs commentaires

  1. Très heureuse de retrouver l’équipe du Jeu de l’amour et du hasard accompagnée de l’excellence Isabelle de Botton !! C’est drôle, c’est vif, c’est très élégant. Mise en scène intelligente et inventive. Comédiens épatants. Courteline est mis en avant dans une esthétique très léchée et travaillée. Un très bon spectacle pour ce printemps ! Je recommande !

  2. Tout dans cette  » Affaire Courteline  » est irrésistible : choix des saynètes et des chansons, mise en scène tourbillonnante, interprétation brillante et jubilatoire. Réservez vite, les places seront bien vite prises d’assaut !

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